mercredi 7 décembre 2016

Une dalle pour les victimes et que dalle pour les coupables




Inauguration par le président de la république d'une dalle en mémoire des victimes françaises de l'eugénisme sous le régime de Pétain 


https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexis_Carrel


Le régime de Vichy et les malades mentaux : l’extermination douce ?samedi 7 novembre 2015.



Cinquante mille malades mentaux sont morts de faim sous l’Occupation. De nouveaux travaux d’historiens relancent un débat qui agite depuis 1987 le milieu de la psychiatrie.


Près de cinquante mille malades mentaux sont morts de faim, entre 1940 et 1944, dans les établissements psychiatriques français. L’hôpital du Vinatier, à Bron, dans la région lyonnaise, compta, à lui seul, près de deux mille victimes."C’était une époque horrible, témoigna, après la guerre, André Requet, le médecin-chef de cet établissement. Les produits que nous recevions étaient absolument insuffisants pour nourrir trois mille malades. Certains se mangeaient les doigts... J’ai connu un malade qui a mangé tout d’un coup un colis qu’il avait reçu. Il en a fait une rupture gastrique, et il est mort. Ils buvaient leurs urines, mangeaient leurs matières, c’était courant. Nous vivions dans une ambiance de ’camp de la mort’." Bien d’autres hôpitaux furent touchés. Par exemple celui de Clermont-de-l’Oise, où l’on dénombra 3 063 morts. Ou encore celui de Ville-Evrard (Seine-et-Oise). "A la visite du matin, le dortoir sentait le cadavre", raconta, à la Libération, Lucien Bonnafé, un ancien psychiatre de cet hôpital.

Ce chapitre de l’histoire de Vichy resurgit aujourd’hui avec les recherches d’un groupe d’historiens animé par Isabelle von Bueltzingsloewen, maître de conférences à l’université Lyon-II. Ces chercheurs devaient livrer le résultat de leurs travaux, jeudi 16 octobre, devant le personnel soignant de l’hôpital du Vinatier, soucieux de connaître la "vérité". Ces conclusions, dont Le Monde a pris connaissance, devraient relancer le débat, déjà ancien, sur l’attitude de Vichy à l’égard des malades mentaux.

Pendant des décennies, l’histoire de cette tragédie est restée confinée au milieu psychiatrique. Jusqu’à ce que, en 1987, un jeune médecin du Vinatier, Max Lafont, publie un ouvrage intitulé L’Extermination douce. A la "une" du Monde du 10 juin 1987, le docteur Escoffier-Lambiotte présente ce livre, en dénonçant "la lâcheté et l’inconscience" des psychiatres au moment de la guerre, et en clamant son indignation devant "la conspiration du silence qui a, jusqu’à présent, régné sur cet énorme scandale".

Depuis, la polémique n’a pas cessé. Y a-t-il eu volonté délibérée des autorités d’éliminer les malades mentaux ? Doit-on parler de "génocide", même s’il n’y a pas eu de décrets exterminatoires, ou de "simple" passivité des responsables, aux prises avec d’autres priorités dans la France occupée ? Sur les très rares clichés, insoutenables, parvenus jusqu’à nous, on voit des files d’êtres dénudés, décharnés. Comment ne pas penser, même à tort, au génocide, à l’irrémédiable ?

En 1987, le livre de M. Lafont puis les accusations lancées dans Le Monde provoquent de vives réactions. "C’en est trop... Que les psychiatres des hôpitaux n’aient pas tous été héroïques, c’est probable. Mais certains sont parvenus à protéger leurs malades contre la famine", rétorque aussitôt un grand nom de la psychiatrie, Charles Brisset. Les historiens entrent bientôt en lice, en particulier Henry Rousso, spécialiste de l’Occupation. En 1989, celui-ci conteste à son tour la thèse de M. Lafont : "Le placard vichyste est déjà bien encombré sans qu’il soit besoin de l’enrichir de nouveaux cadavres", explique-t-il alors. M. Rousso écrira plus tard : "Non contents d’inventer un génocide, certains prétendent avoir trouvé son responsable en la personne du docteur Alexis Carrel" (chirurgien, physiologiste, Prix Nobel de médecine en 1912, mais aussi défenseur très controversé des théories eugénistes de son époque).

Le débat rebondit en 1998 avec la parution d’un ouvrage rédigé par un autre médecin de l’hôpital du Vinatier, Patrick Lemoine (Droit d’asiles, Editions Odile Jacob). Ce dernier reprend la thèse d’une "extermination douce" défendue onze ans plus tôt par M. Lafont. En 2001, les éditions Syllepse rééditent quant à elles le livre de Pierre Durand, résistant, communiste et déporté, Le Train des fous, décrivant cette fois la catastrophe humaine de Clermont-de-l’Oise. Cet éditeur lance alors une pétition intitulée "Pour que douleur s’achève". Ce texte demande à l’Etat de "reconnaître les responsabilités de l’Etat français d’hier (celui de Vichy)" dans le drame, comme il l’a fait pour "d’autres victimes".

Aujourd’hui, l’équipe animée par Isabelle von Bueltzingsloewen apporte un nouvel éclairage à ce débat. Au terme d’une recherche de deux ans - la plus vaste jamais entreprise sur cette question - dans les archives des hôpitaux mais aussi dans celles d’organismes comme l’Institut national d’hygiène (une création de Vichy), elle conteste la thèse de l’"extermination". "Nous ne sommes absolument pas dans la définition d’un génocide, indique-t-elle au Monde. A aucun moment il n’y a eu de la part de Vichy d’intentionnalité de tuer les malades mentaux, ni même de les laisser mourir." Il n’existe, selon elle, aucune trace écrite d’une "famine intentionnelle" qui aurait pu être déci-dée par les autorités ou par l’occupant. Or le crime, d’ordinaire, "produit" de l’archive. Il commence au bureau. Les bourreaux sont méticuleux.

"Alors que le génocide des malades mentaux sous Hitler produit des archives considérables, il n’y a aucune trace en France d’un processus organisationnel, affirme l’historienne. Même en admettant que la procédure ait été secrète - argument souvent invoqué -, elle aurait généré des archives. Dans l’Allemagne nazie, l’opération "T 4" -pilotée depuis le n° 4 de la Tiegartenstrasse, une rue bourgeoise de Berlin -, totalement secrète, laisse des archives énormes."Aussi parler d’"extermination" en France - même "douce" - revient, selon Mme von Bueltzingsloewen, à "banaliser" le génocide des malades mentaux en Allemagne.

Dans ce pays, l’euthanasie pratiquée par les nazis vida rapidement les asiles. Au moins 71 000 patients auraient ainsi été gazés. Après un programme massif de stérilisation, Hitler, soutenu par nombre de pontes de la médecine, déclenche l’opération "T 4" en octobre 1939. Il s’agit d’éliminer ce qu’il est convenu d’appeler des "enveloppes humaines vides". Chaque directeur d’asile reçoit une circulaire de recensement. Dans les six instituts d’euthanasie créés à cette occasion, on tue d’abord par piqûre, puis on passe aux gaz. Les cendres sont envoyées à la famille avec une lettre de condoléances. L’opération cessera le 24 août 1941, en raison des protestations, notamment celles de l’évêque de Münster. Rien de tel du côté français. Isabelle von Bueltzingsloewen repousse même la thèse de la "non-assistance à personnes en danger" ou de l’"abandon à la mort" qui pourrait être formulée à l’encontre de Vichy. "A partir de l’automne 1941, précise-t-elle, les psychiatres mènent une intense campagne de lobbying pour sauver leurs malades. Cela aboutit à la circulaire Bonnafous (du nom du secrétaire d’Etat au ravitaillement, dont l’épouse était psychiatre) du 4 décembre 1942. Ce texte attribue des rations supplémentaires aux malades mentaux. La mortalité fléchit rapidement en 1943 dans l’ensemble des établissements." Au Vinatier, elle recule de plus de 40 %.

Reste à savoir si, entre l’alerte donnée par les psychiatres, fin 1941, et la parution de la circulaire Bonnafous, un an après, Vichy n’est pas coupable d’avoir tardé à prendre une décision. L’historienne met en avant "le temps de l’Etat" pour se mettre en route, pendant lequel l’hécatombe a continué. Tout se passe en fait comme si le milieu des psychiatres répugnait à appeler la famine par son nom. Les premières morts suspectes surviennent en effet à la fin de l’année 1940. "S’imaginer à cette date qu’on pouvait mourir de faim était impensable. Même en 14-18, la France, sauf sur ses marges, n’avait pas connu la famine", poursuit l’historienne. On parle plutôt d’"avitaminose" ou de "déséquilibre" calorique. Lors des séances de la Société médico-psychologique, on disserte sur le "délire de manque" ou l’"onirisme lilliputien et gastronomique par carence alimentaire". Il se trouve tout de même des médecins émus par la réalité : "On dit de ces malheureux qu’ils sont ’inconscients’, ensevelis dans les ténèbres de leur affaiblissement démentiel. Cela est exact pour 10 % à 15 % de nos malades. Tous les autres savent se plaindre, gémir et souffrir de la faim, et nous savons combien leur est douloureux la privation d’aliments", écrit, en février 1942, un chef de service travaillant dans un hôpital d’Eure-et-Loir.

Au Vinatier, aucun des "poilus" internés depuis 14-18 ne survivra. Cinquante malades mentaux juifs, convoyés depuis l’Alsace fin 1940 et qui avaient échappé à l’Holocauste, mourront aussi de faim. Il y aura aussi d’importants détournements de nourriture par le personnel. La ferme de l’hôpital, désorganisée, sera incapable de fournir des denrées pour atténuer la famine.

S’il n’y a pas eu "extermination", comment qualifier ces morts ? La pénurie, organisée par l’occupant, serait-elle seule responsable ? Rationnée, toute la France a faim à l’époque. Etablir des "priorités" devenait-il inévitable ? "Ces victimes n’ont pas besoin d’un génocide pour être reconnues comme telles. Pourquoi faudrait-il que notre société place des victimes au-dessus d’autres ?", demande Isabelle Von Bueltzingsloewen au terme de ses recherches.

L’historienne met surtout en cause le délitement du lien social et familial, qui existait bien avant la guerre mais que le conflit va accentuer. Sous l’Occupation, les associations caritatives officielles visitent les prisons, mais pas les asiles. Le fil ténu avec les proches se rompt. Des médecins, qui essaieront de faire sortir des malades "calmes", afin qu’ils aient la vie sauve, se heurteront aux réticences des familles. Paradoxalement, durant la guerre, le nombre des entrées dans les asiles chute. Ce qui prouve, selon l’historienne, que dans la société de la France occupée commencent à se développer des mécanismes de tolérance à l’égard de la maladie mentale "qui ont permis à des patients d’éviter l’internement, et donc la mort".

Une fois prononcée la sentence de l’incurabilité, le malade n’a plus sa place dans la société. "Combattue depuis les années 1930 par des psychiatres progressistes, cette conception de l’hôpital psychiatrique, en ce qu’elle renvoie à une hiérarchie des individus fondée sur l’utilité sociale, relève d’un eugénisme diffus qui n’a d’ailleurs pas totalement épargné les psychiatres eux-mêmes et a contribué à la tragédie", affirme Mme von Bueltzingsloewen. Cette rupture du lien social touchera aussi une autre institution-ghetto, les hospices de vieux, qui, eux, ne seront pas bénéficiaires de la circulaire Bonnafous, et où l’on continuera à décéder en masse.

Vichy recèlerait-il quand même d’autres cadavres ? "Bien que les esprits d’alors soient imprégnés d’eugénisme, Vichy n’est pas un Etat eugéniste. La seule mesure que l’on peut qualifier de telle est le certificat prénuptial, qui subsiste aujourd’hui", rappelle l’historienne.

Alexis Carrel, le défenseur de l’eugénisme, rêvait d’installer la "biocratie" à la place de la démocratie. Il ne fut pas ministre de Pétain, mais une loi du 17 novembre 1941 lui permit de mettre sur pied la Fondation pour l’étude des problèmes humains. Une partie du milieu psychiatrique se montra sensible à ses théories. En 1938, il se trouve ainsi, au Vinatier, un chef de service pour stigmatiser "l’augmentation du nombre des tarés, des dégénérés, en un mot des déchets sociaux, qui contribuent à la dégénérescence de la race et deviennent une lourde charge pour la collectivité". A la même époque, une certaine opinion, marquée par la défaite, pense que la guerre contre l’Allemagne a été perdue à cause des "faibles", souligne Max Lafont.

Une certitude, pour Mme von Bueltzingsloewen : les réformes engagées à partir des années 1950 pour sortir l’institution psychiatrique de son ghetto trouvent leur origine dans ce drame, qui marqua des générations de psychiatres. Comme Max Lafont (dont l’ouvrage a reparu en 2001 aux éditions Le Bord de l’eau), l’homme par qui le "scandale" est arrivé, et qui répète aujourd’hui : "Bien sûr, le pouvoir de l’époque n’a pas donné l’ordre de liquider les malades... Mais comment rester serein en face de ces crimes, même s’ils ont été le fruit de la seule passivité ?"

Régis Guyotat







Vichy a-t-elle exterminé 40.000 fous ?

 

 

On pensait que l’information portant sur le sort réservé aux malades mentaux, par le régime de Vichy avait fait l’objet d’une honteuse censure, avant d’être enfin révélé à l’opinion publique. Et puis, la recherche historique vient de contredire les représentations qu’on s’en était faite, non en ce qui concerne le nombre de victimes, mais pour ce qui est des circonstances de la famine responsable de l’hécatombe. Explications.

 

Depuis la fin de la guerre, on ne compte plus les  études historiques portant sur le régime de Vichy. Une question particulièrement douloureuse se rapportant à cette période sera toutefois restée longtemps ignorée. Elle fut abordée pourtant ouvertement dans les mois qui suivirent la libération. C’est François Billoux, ministre communiste de la santé du gouvernement provisoire de la République qui le révèle officiellement  dans un discours prononcé au Vel’d’hiv le 26 septembre 1945 : « le nombre d’aliénés a diminué depuis 1939. Il est certain que la réduction de l’alcoolisme en France y est pour quelque chose. Il faut tenir aussi beaucoup des internés dans les asiles d’aliénés sont morts littéralement de faim.» Puis, cette réalité disparut des mémoires. Il faudrait attendre 1987, pour qu’une petite maison d’édition accepte de publier la thèse d’un étudiant en médecine, Max Lafont, présentée six ans auparavant, mais refusée successivement par tous les éditeurs. L’ouvrage s’intitule «  L'Extermination douce » (1 ) et porte des accusations très graves : les aliénés internés dans les hôpitaux psychiatriques ont subi de la part du gouvernement de Vichy le même sort que leurs homologues d'Allemagne, victimes, on le sait, d'une extermination programmée par le régime national-socialiste. Enfonçant le clou, le docteur Escoffier-Lambiotte publie quelques semaines plus tard dans Le Monde (2) un article, « Les Asiles de la mort. Quarante mille morts victimes dans les hôpitaux psychiatriques pendant l'Occupation », accusant les psychiatres français de l'époque de lâcheté, d'inconscience, voire de cynisme. En mars 2001, une pétition est lancée : « Pour que la douleur s’achève- comment Vichy a tué plus de 40.000 ’’ fous ’’ » réclamant que « que soient situées et analysées, en termes d'idéologie globale et de système politico-institutionnel, les responsabilités relatives à ces faits. » (3) Dans un ouvrage publié aux éditions Aubier, Isabelle Von Bueltzingsloewen apporte une contribution fort intéressante à ce débat (4). Elle a repris le dossier à la base et a mené une recherche de deux ans dans les archives des hôpitaux mais aussi dans celles d'organismes comme l'Institut national d'hygiène du régime de Vichy. Sa conclusion est sans appel : s’il y a bien eu une terrifiante surmortalité dans les hôpitaux psychiatriques, elle est due à toutes une série de circonstances structurelles et conjoncturelles et non à une volonté délibérée du gouvernement de Pétain. Comment a-t-elle pu arriver à celle réfutation ? L’auteur situe bien sa démarche qui se veut strictement historique et non pas idéologique : « le retour sur le contexte, entendu comme une opération de mise en perspective, dont on ne voit pas pourquoi elle aurait vocation à exonérer les acteurs individuels ou collectifs, permet d’éviter les anachronismes, les simplifications abusives, les comparaisons hasardeuses et les effets d’amalgame qui fondent tant de lectures non scientifiques du passé » (p.49) Le travail de  déconstruction qu’elle nous propose cherche à reconstituer le scénario catastrophe qui a mené à cette hécatombe.

 

 

La faim partout

 

Car, et c’est la première chose qu’elle établit : il y a bel et bien eu un véritable carnage. Le nombre de morts liés à la famine est difficile à établir précisément, car les décès par dénutrition ou déshydratation sont aussi des conséquences de la maladie mentale, comme le montrent les diagnostics relevés avant guerre (on en compte ainsi 54 sur 240 morts en 1938 à l’hôpital du Vinatier à Lyon). Le seul calcul qui soit fiable est celui qui s’appuie sur la surmortalité. Or, s’il meure en moyenne 8.350 malades par an entre 1935 et 1939, dans les asiles français, ce chiffre explose dans les années de guerre, atteignant  23.577, en 1941. On peut donc évaluer entre 43.158 et 44.144, le nombre de décès dus à la surmortalité entre 1940 et 1944. Que s’est-il passé pour qu’on en soit arrivé là ? Avant de décrire ce que vécurent les malades mentaux, il faut d’abord rappeler brièvement ce que fut le sort du reste de la population. La première réalité, c’est bien celle de la malnutrition généralisée dans la société française liée aux prélèvements massifs opérés par l’occupant nazi sur l’économie française, en vue de soutenir ses efforts de guerre (la France a convenu dans l’accord d’armistice de lui verser 400 millions de Francs par jour). Un rationnement est organisé par le gouvernement de Vichy. Les tickets alimentaires distribués donnent droit à une ration journalière correspondante à 1.500-1.800 calories. Ce niveau énergétique est notablement inférieur à ce dont un homme au repos a besoin (2.400 à 2.500 calories par jour). Les rations vont même descendre à 1.200 voire 1.000 calories quotidiennes pendant l’hiver 1942-1943. « J’affirme que dix millions de Français dans les villes souffrent de la famine lente, que deux millions d’entre eux sont susceptibles de succomber à la faim, soit indirectement par la suite du développement des maladies infectieuses, soit directement » écrira ainsi le Professeur Richer en 1943 au nom de l’Ordre des médecins. Dans cette situation difficile, les catégories les plus fragiles sont particulièrement exposées : vieillards, enfants en bas âge, résidants des collectivités (prisons, hôpitaux …). S’il n’y a pas de famine généralisée, c’est que la population consacre une bonne partie de son temps à rechercher les calories manquantes qu’elles ne peuvent se procurer sur le marché officiel. C’est le règne du marché rose (colis alimentaire reçus des campagnes), du marché gris (le jour de repos est utilisé pour se rendre à la campagne pour tenter de se procurer des provisions) et du marché noir (où l’on trouve de tout mais à des prix exorbitants).

 

 

Un faisceau de causes

 

La seconde réalité est celle que vivent les personnes souffrant de troubles mentaux enfermées dans ce qu’on appelle alors les asiles d’aliénés. Ces hôpitaux sont soumis aux mêmes restrictions que le reste de la population, avec toutefois un certain nombre de difficultés supplémentaires. L’approvisionnement est devenu de plus en plus ardu, dès le début de la guerre et ce pour une multitude de raisons. Les camions réquisitionnés par l’armée ont manqué pour assurer les livraisons. Les fournisseurs se sont faits de plus en plus rares. Les règles de la comptabilité publique se sont montrées totalement inadaptées aux aléas grandissants des prix du marché peu compatibles avec les budgets votés l’année précédente. Ce même cadre rigide qui imposait de procéder par appel d’offre s’est très vite confronté à l’absence de plus en plus fréquente de commissionnaires répondant à cet appel. Les gestionnaires renoncèrent très vite à prévoir des stocks en grande quantité qui risquaient à tout moment d’être réquisitionnés. Certains hôpitaux s’étaient dotés, bien avant la guerre, dans un objectif d’autarcie, de fermes de culture et d’élevage. Ces lieux de production furent très vite paralysés par le manque d’essence et de pièces de rechange (pour les machines agricoles), de semences et de pesticides (pour les cultures), de fourrage et de produits vétérinaires (pour les troupeaux). Lorsque ces fermes réussirent néanmoins à éviter l’effondrement des rendements, l’établissement n’avait le droit de garder que ce qui correspondait aux rations alimentaires des pensionnaires. Le surplus était obligatoirement revendu aux services officiels du ravitaillement. Autre problème bien secondaire mais qui ne fit qu’aggraver la situation : le coulage. Cette pratique a toujours existé. Il s’agit des détournements de nourriture organisés par certains personnels. La guerre n’a pas freiné ces détournements, bien au contraire, les pénuries dont souffraient aussi les salariés et leur famille n’ayant fait que les accentuer.

 

 

L’hécatombe des fous

 

Réduits aux rations officielles, au même titre que le reste de la population, les malades mentaux internés n’avaient par contre pas la même liberté de mouvement qui leur aurait permis de se procurer -comme tentait de le faire chaque jour les personnes vivant à l’extérieur- les moyens de leur survie. Il ne leur restait plus qu’à dépérir dans les affres de la faim. Ainsi, un exemple parmi tant d’autre l’hôpital du Vinatier à Lyon en est réduit à fournir aux malades internés une ration journalière de 1600 calories par jour en 1940 et de 1427 en décembre 1941 (contre 2666 calories en mars 1939). Témoignage du directeur de la santé de Laon après une visite à l’hôpital psychiatrique de Clermont-sur-Oise : « j’ai inspecté l’établissement e et j’ai vu le spectacle d’une telle misère morale et physiologique, d’une telle famine, qu’il nous plonge en plein Moyen Age et parait tout à fait incroyable pour notre époque. Des salles pleines de malades  hâves, décharnés, squelettiques, couchés en raison de leur extrême faiblesse, dont la température n’atteint pas 36°, et qui n’arrivent même pas à faire démarre le thermomètre médical, dont le seuil est à 35°, attendent de mourir de faim. Presque tous ces malades sont couverts de vermines, atteints de furoncle et d’anthrax suppurants, ils ne peuvent être convenablement traités, faute de désinfectant et de linge. Draps et chemises sont sales et en loques, le linge n’est changé que tous les deux mois et lavé à l’eau froide ce qui ne détruit pas les lentes. Il manque du savon et du charbon. » (cité p. 81) Pour autant , l’hôpital psychiatrique n’ est guère différent du reste de la société. C’est un monde profondément inégalitaire dans lequel ceux qui ont les moyens, peuvent contourner le rationnement et échapper à la faim. Ceux des aliénés qui réussirent le plus à survivre à la famine sont d’abord ceux qui étant « pensionnés » (leur séjour était payés par leur famille) recevaient à la fois une meilleure ration et des colis alimentaires de leurs proches. Les chances de survie étaient souvent proportionnelles au maintien d’un lien avec l’extérieur. Il y avait ensuite les malades occupant des postes de « travailleurs » au sein de l’hôpital pouvaient soit se procurer des rations supplémentaires soit plus facilement s’adonner à des trocs. Les malades qui furent parmi les plus touchés furent les chroniques : paralytiques généraux, grands agités ou grands catatoniques, vieux schizophrènes enfermés dans leur hallucinations, déments séniles et grabataires, grands mélancoliques inertes, arriérés profonds … tous les patients dont l’état psychique ne permettait pas de se battre pour la survie.

 

 

Famine et eugénisme : les preuves à charge

 

Au coeur de la polémique se trouve la question de la responsabilité des autorités qui, au lieu d’organiser le sauvetage, auraient choisi de laisser mourir ces populations. A l’automne 1939, le régime nazi décida d’organiser l’extermination des malades mentaux allemands. 70.273 d’entre eux périront par le gaz dans six asiles aménagés à cet effet. Il faudra l’intervention des autorités religieuses pour qu’Hitler fasse le choix, à l’été 1941, de suspendre l’opération, afin de ne pas affaiblir le soutien qu’il cherchait à obtenir, à la veille de son offensive contre l’URSS. Le projet nazi d’extermination est à relier aux thèses eugénistes très en vogue avant guerre qui incitait à se débarrasser des « êtres inutiles et nuisibles »… Ces théories n’étaient pas prisées que dans la seule Allemagne. Elles fleurissaient aussi en France, en Angleterre et même aux USA.  Et pas forcément à l’extrême droite. Ainsi Edouard Herriot, président du Parti Radical, plusieurs fois ministre et résident du Conseil, affirmait le 22 octobre 1937 : « à raison d’une dépense moyenne de 15 Francs par jour, un malade qui a séjourné (à l’asile) pendant 10 ans a coûté 55.000 Francs. C'est-à-dire bien plus qu’il ne serait nécessaire pour élever dans des conditions heureuses un enfant ; on a donc raison de dire qu’il vaut bien mieux laisser mourir un aliéné et sauver un enfant » (cité p.321). En 1938, le Professeur Rochaix, titulaire de la chaire d’hygiène de la faculté de médecine de Lyon, rend un rapport qui lui a été demandé par le Conseil général du Rhône « sur les moyens de lutter contre l’hérédité pathologique (en particulier la stérilisation eugénique) ». Il y déclare partager la préoccupation d’Edouard Herriot devant « l’augmentation du nombre des tarés, des dégénérés, en un mot des déchets sociaux, qui, par suite de la suppression artificielle de la sélection naturelle, contribuent à la dégénérescence de la race et deviennent une lourde charge pour la collectivité. » car « les progrès considérables de l’hygiène, associés à la pitié et à la philanthropie ont permis de récupérer nombre d’incapables, d’améliorer et de conserver les débiles, dont un grand nombre auraient disparu, s’ils avaient été abandonnés à eux-mêmes. » (cité p.324). Ces propos insupportables relevaient à l’époque du lieu commun. L’arrivée au pouvoir du régime de Vichy n’a-t-elle pas permis de passer de la parole aux actes ? Le raccourci est dès lors tentant de voir dans l’hécatombe des malades mentaux la conséquence de ces conceptions. 

 

 

Des aliénistes impuissants

 

Ce qui frappe en premier lieu, c’est l’inertie des autorités tant locales que nationales qui vont mettre un temps considérable à réagir face au désastre. Les psychiatres ne semblent pas comprendre immédiatement ce qui se passe sous leurs yeux. Certains continuent à voir dans l’amaigrissement les conséquences de l’aliénation, en lieu et place de la famine. Ce qu’ils constatent vient conforter leur conviction d’une prédisposition dans la folie au syndrome de sous-nutrition. Et il est vrai que la cachexie, alors fréquente dans les hôpitaux, est une maladie s’accompagnant d’une dénutrition spectaculaire. Les médecins iront même jusqu’à prescrire des vitamines (qui n’ont aucun effet sur le manque de calories) ! Il ne faut pourtant pas voir dans cette aveuglement une quelconque marque d’incompétence. La maladie mentale représente alors un profond mystère. La seule chose qu’on sait bien faire, c’est la décrire. C’est à cette  époque où émergent des thérapies innovantes qui nous semblent aujourd’hui bien barbares : malaria thérapie (inoculation de la malaria), insulinothérapie (injection d’insuline), cardiazolthérapie (provocation d’une crise d’épilepsie), traitements cherchant à provoquer un choc salutaire de l’organisme permettant de sortir le sujet de son trouble psychique. L’après-guerre sera marqué par l’essor d’autres thérapeutiques laissant largement la place à la parole, les psychothérapies que l’on pratique encore aujourd’hui. Pour autant, la lobotomie, inventée en 1936 par le neurologue portugais Egas Moniz, continuera à être appliquée massivement aux Etats-Unis jusqu’aux années 1970 (50.000 patients auraient été concernés par cette opération consistant à sectionner une partie du cerveau). Il faut éviter l’anachronisme qui consisterait à juger des actes et comportements d’alors, à partir de ce que nous connaissons et ressentons en 2007. Dans les années de guerre, la psychiatrie n’a guère de moyens pour soigner et encore moins pour  guérir. On ne peut guère faire autre chose que d’interner des aliénés dans des asiles destinés à les accueillir toute leur vie. Le nombre des patients a presque doublé en vingt ans, passant de 65.000 en 1920 à 110.000 en 1940. Cet encombrement n’a rien fait pour arranger la situation lorsque la guerre éclate. Aveugles les premiers mois, les responsables médicaux de la centaine d’hôpitaux existant alors, finissent par reconnaître que seul le retour à une alimentation plus abondante peut guérir les malades affamés.

 

 

Face à la famine : passivité ou résistance ?

 

Les attitudes des chefs de service vont être très diversifiées. Certains s’enferment dans l’indifférence ou le fatalisme, assistant impuissant et résigné à l’hécatombe, en profitant même pour décrire et analyser les signes et symptômes de la famine (pendant faire ainsi œuvre scientifique). Il y a ces exemples de médecins chef faisant preuve d’initiatives énergiques, n’hésitant pas à transgresser des règles en apparence immuables et à secouer l’inertie des personnels et à les mobiliser. Il y en aussi ceux qui provoquent des visites d’inspecteurs de leur ministère de tutelle, afin de mettre les autorités en contact avec la réalité difficilement supportable qu’ils côtoient eux-mêmes au quotidien ou qui interpellent leur préfets ou les services du ravitaillement général. Il y a encore ceux qui se démènent pour pallier autant que faire se peut à la pénurie, en attendant des jours meilleurs : ils préconisent des mesures comme la clinothérapie (laisser les patients couchés afin de limiter les pertes de calories) ou la miction de tous les aliments en une seule et même soupe (pour ne rien laisser perdre). Au plus fort de la crise, le corps médical se tourne vers le gouvernement de Vichy.  Deux évènements vont changer la donne. La nomination, tout d’abord, le 11 mars 1942 au ministère de l’agriculture et du ravitaillement de Max Bonnafous sensibilisé à l’approvisionnement de la population et notamment à celle de celles et ceux qui vivent en collectivités. L’organisation, ensuite, à Montpellier, le 28 octobre de la même année, du 43ème Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française qui va réussir à aborder indirectement l’inquiétude des médecins sur ce qui est en train de se dérouler. Quelques semaines plus tard, le ministère décide d’allouer des suppléments de rations aux aliénés internés (400 calories en plus par jour). Ayant plafonné en 1941 à 23.577, le nombre de morts diminue progressivement dans les années qui suivent (20.113 en 1942, 10.947 en 1943 et 9.549 en 1944). Les problèmes d’approvisionnement ne cessent pas du fait de la libération : les tickets resteront en vigueur jusqu’en 1948. Le docteur Scherrer reprend la direction de l’hôpital d’Auxerre, après l’avoir abandonné pour rejoindre les rangs de la première armée du général de Lattre de Tassigny. « Atterré par la persistance des difficultés de ravitaillement et la maigreur des malades, il décide alors de recourir au chantage. ’’J’ai l’honneur de vous rendre compte que les restrictions qui persistent alors que la guerre est finie depuis le 8 mai 1945, c'est-à-dire que les Allemands ne pillent plus notre pays, mettent en danger la vie de mes malades. Des centaines sont morts de faim pendant l’occupation. Je ne supporterai pas que cela continue. Je vous informe en conséquence officiellement que je vais faire du marché noir. J’en donne l’ordre à mon économe » écrit-il au Préfet. Le coup de bluff réussit. Mais quarante quatre ans après les faits, le Docteur Scherrer reconnaît qu’il aurait pu en appeler à l’opinion s’il avait été inquiété. Ce qui était impossible en 1942 ou 1943. » (p. 155-156)

 

 

A-t-on le droit de faire de l’histoire ?

 

A la suite de sa recherche historique, Isabelle Von Bueltzingsloewen en arrive donc à la conclusion qu’il n’y a pas eu de volonté délibérée de se débarrasser par la famine des aliénés.« les recherches approfondies effectuées dans les archives locales et nationales ne permettent pas de conclure à une implication directe des autorités vichystes dans la mort des malades mentaux (…) Vichy n’a pas ’’organisé’’ la famine dans les asiles. » (p.129) Quelles peuvent être les conséquences d’une telle étude ?

Pourrait-elle permettre une réhabilitation du régime de Vichy ? Le gouvernement du Maréchal Pétain n’a depuis 60 ans plus aucune crédibilité. Toutes les tentatives qui se sont succédées pour lui trouver quelque légitimité dans son action ont échoué. Ce régime a contribué activement à la déportation des juifs. Pourquoi n’aurait-il pas cherché à liquider les fous ? Il aurait très bien pu le faire. La recherche historique semble montrer qu’il ne l’a pas fait. Il n’est pas utile de le charger encore plus pour convaincre de sa malfaisance « Le placard vychiste est déjà bien encombré sans qu’il soit besoin de l’enrichir de nouveaux cadavres » (Henri Rousso cité p.419). Peut-on alors reprocher à l’auteur de minimiser les dimensions et conséquences de l’hécatombe ? Isabelle Von Bueltzingsloewen ne fait, tout au long de son livre, que de les préciser et de les décrire. Son intention n’est à aucun moment de nier les faits, mais d’en contester les causes. Le débat est ailleurs.

« Alors qu’elle n’a jamais été validée par des études scientifiques et n’a pas davantage fait l’objet d’une débat public digne de ce nom, la thèse de l’extermination douce, qui répond à une forte demande mémorielle, s’impose donc progressivement, jusqu’à devenir un fait acquis, une évidence difficilement contestable, sauf à prendre le risque de se voir taxer de négationnisme. » (p.412) Une polémique divise les historiens depuis quelques temps : peut-on décréter une histoire officielle ? Quatre fois, en quinze ans, le législateur a établi une vérité législative : la loi pénalisant les propos négationnistes (13 juillet 1990), la loi reconnaissant le génocide arménien (29 janvier 2001), la loi reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité (23 mai 2001) et le projet de loi reconnaissant le rôle positif de la colonisation (2005). Et voilà que la pétition « Pour que la douleur cesse » revendique l’inscription d’une théorie officielle « dans les programmes et les manuels scolaires. » Un certain nombre de questions se posent alors. A-t-on le droit de soumettre la thèse de l’extermination douce à la critique historique, sans déclencher l’excommunication de celles et de ceux qui veulent à juste raison que le sort réservé aux malades mentaux pendant la seconde guerre mondiale ne tombe pas dans l’oubli ? La contestation de la thèse d’une extermination volontaire remet-elle en cause l’horreur de cet épisode terrifiant ? La difficulté de la communauté psychiatrique à construire un point de vue distancié sur cet épisode particulièrement sombre de son histoire justifie-t-elle de remplacer la nécessaire rigueur scientifique par des discours idéologiques ? Le débat est enfin ouvert.          

                                                                                         

Jacques Trémintin -  LIEN SOCIAL ■ n°852 ■ 13/09/2007

GAVROCHE  ■ n°154 ■ avril-juin 2008

 

(1) « L’extermination douce. La cause des fous. 40.000 malades mentaux morts de faim dans les hôpitaux sous Vichy » (éditions Le Bord de L'eau, 1987, réédition 2000)
(2) Le Monde, 10 juin 1987
(3) L’Humanité, 1er mars 2001
(4) « L’hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation » Isabelle Von Bueltzingsloewen, Aubier, 2007, 512 p.

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